La vidéo dans les médias : piège ou planche de salut ?
jeudi 26 octobre 2017
,Chaque minute, 400 heures de vidéos apparaissent sur la plateforme Youtube, soit 210 milliards d’heures par an. Un taux de croissance exponentiel, porté par une demande toujours plus vertigineuse de la part des internautes. Si l’attrait pour l’image en mouvement est bien palpable, quelles sont les implications de cette tendance de fond pour le secteur des médias ?
En décembre dernier, le Huffpost américain, mu par l’essor de la vidéo en ligne, a remplacé les images statiques par des GIF, en guise de produit d’appel pour ses vidéos. Ce changement en apparence anodin a pourtant incité les lecteurs à cliquer plus souvent sur les articles ainsi illustrés : en à peine trois mois, le nombre de vidéos visionnées par des utilisateurs uniques a augmenté de 27%. Mark Zuckerberg, lors de la conférence annuelle des développeurs, en avril dernier, a à son tour assumé la primauté à la vidéo : « [La vidéo] est devenue plus centrale que le texte : l’écran de visionnage doit donc prendre plus de place que l’espace dédié à l’écrit, et ce sur toutes nos applications ». Le corollaire est le lancement de Watch, espace dédié à des programmes vidéo exclusifs. Dans le sillage de cette idée, une nouvelle expression consacrée est apparue dans le secteur des médias, « Pivot to video ». Ce terme marketing, utilisé plus de 14 000 fois cet été sur les réseaux, désigne le passage du texte à l’image en mouvement, de l’écrit à la caméra. Une mode qui est même devenue un motif de plaisanterie, comme l’illustre le tweet de cette journaliste de Skynews, Molly Goodfellow. (« Comment avouer à mon meilleur ami que je souhaite que notre relation pivote vers la vidéo ? »)
Aux Etats-Unis, le premier journal à avoir pris ce virage fut, l’an dernier, Mashable, qui décida de se séparer d’une partie de ses rédacteurs pour engager des spécialistes de la vidéo. Un mouvement qui fit, en quelques mois, un grand nombre d’émules pour atteindre un pic cet été : MTV News puis Sport Illustrated, Fox Sports, Vocative, Mic et, enfin, Vice, comptent désormais remplacer une partie de leurs « writers ». Objectif affiché : devenir les « leaders du vidéo-journalisme »…. en mettant au placard les journalistes de presse écrite. Au sein des rédactions, certaines voix (voir cet article, par exemple) se sont élevées contre ces pratiques, voyant derrière ce repositionnement une bonne raison de réduire des équipes de rédacteurs jugées trop nombreuses. Ce graphique, qui recense les licenciements liés directement aux nouvelles stratégies orientées vidéo, parle de lui-même.
SOURCE : Digiday
Mais la stratégie du « Pivot video » constitue-t-elle réellement la planche de salut des médias à la recherche de business models pérennes et de plus en plus dépendants des réseaux sociaux ?
La vidéo, nouvelle « disruption » à saisir ?
On serait tenté de répondre par l’affirmative car, de fait, certaines histoires font rêver. C’est le cas de « Brut », lancé en France en novembre 2016 par le producteur Renaud Le Van Kim et le co-créateur de Studio Bagel, Guillaume Lacroix. En moins d’un an, ce tout nouveau média dépasse les 100 millions de vues avec ses formats vidéos courtes, diffusées sur Facebook et autres YouTube, et s’exporte aux Etats-Unis en embauchant sur place une équipe de 15 personnes. Dans la même mouvance, Keli Network s’est donné comme mission de créer une nouvelle génération de médias. L’idée centrale est de créer des médias thématiques 100% vidéo, diffusé exclusivement sur les réseaux sociaux. Pour l’instant quatre marques ont été lancés sur des sujets dont les internautes sont friands : jeux vidéo (Gamology), football (OhMyGoal), beauté (Beauty Studio) et innovation (Genius Club). Selon Michael Philippe, co-fondateur de cette société, cette démarche est au coeur d’une triple révolution : l’explosion du mobile comme support, la consommation sur les réseaux sociaux et l’explosion de la vidéo. Keli Network a d’ores et déjà levé 2 millions d’euros auprès de fonds comme Partech, OneRagTime, de business angels et de Broadway Vidéo Ventures (producteur connu de Jimmy Fallon). « Nous avons saisi l’opportunité dès qu’elle s’est présentée : dès qu’il y a une disruption, les premiers à prendre la place deviennent souvent des leaders. A l’époque du SEO, Aufeminin.com ou Doctissimo.fr avaient pris la balle au vol et n’ont, depuis, jamais perdu leur statut. C’est le même phénomène que l’on observe aujourd’hui avec la vidéo sur les plateformes sociales ». Keli Network a ainsi enregistre 1,9 milliard de vues sur le seul mois d’aout 2017.
A première vue, le marché de la vidéo est bien une vraie poule aux oeufs d’or pour médias et publicitaires : selon eMarketer, l’investissement dans la publicité vidéo a atteint 10 milliards de dollars l’an dernier aux Etats-Unis. Et les projections du même institut sont très favorables : ce marché devrait dépasser les 18 milliards en 2020, au point que les agences de publicité américaines consacrent aujourd’hui plus de la moitié de leur budget à ce type de format.
Source: eMarketer
A cette croissance s’ajoute une dépendance toujours plus prégnante des médias aux plateformes sociales. Ces dernières, qui ne se cachent plus d’encourager les contenus vidéos en les promouvant sur le fil des internautes, ont une force de frappe telle qu’il s’agit, pour les médias, d’y être plus présents que jamais.
Mais attention : si tous ces indicateurs semblent converger, la réalité est pourtant beaucoup plus nuancée.
La vidéo pour se divertir, plus que pour s’informer
D’après ComScore, les médias qui ont « pivoté » à l’été 2017 ont vu leur audience chuter en moyenne de 60% au mois d’août par rapport à août 2016. Ainsi, Mic est-il passé de 17,5 millions de visiteurs à 6,6 millions (août 2016-août 2017) et l’interview exclusive d’Hillary Clinton revenant sur la dernière campagne présidentielle n’a enregistré que 26 000 vues sur Facebook. Comment expliquer un tel naufrage ?
Contrairement aux idées reçues, les jeunes générations sont plus friandes de textes que d’images animées quand il s’agit d’informations, comme le prouve cette étude récente du Pew Research Center. Les 30-49 ans privilégient la lecture d’articles (40%) au visionnage (39%) tandis que les 18-29 sont lecteurs à 42% (contre 38%). Contrairement à l’hypothèse faite par certains médias, l’augmentation du nombre de vidéos publiées sur internet ne relève pas d’une demande nouvelle visant le secteur des médias, en tous cas pas pour le domaine de l’information pure et dure. L’étude de Reuters Institute, le Digital News Report, corrobore cette idée : « malgré l’exposition croissante aux vidéos d’information, les préférences des internautes ont peu changé ces dernières années. 71% d’entre eux lisent des articles et 14% aiment de façon indifférente le texte ou la vidéo ». Joshua Benson, directeur du Nieman Lab, résume bien la situation : « L’idée juste selon laquelle les gens aiment les vidéos ne signifie pas qu’ils aiment les vidéos d’information ».
Quels contenus cherchent donc les internautes quand ils regardent des vidéos ? Une étude récente menée par Buzz Summo sur un échantillon de 100 millions de vidéos postées sur Facebook a démontré que les thèmes qui génèrent le plus d’engagement sur les réseaux sont : la cuisine, la mode et les animaux…. la politique arrivant, par exemple, dans la partie basse du classement.
A cela s’ajoute, pour les médias faisant le choix de la vidéo, un problème d’équilibre financier profond. D’une part, la monétisation de la vidéo sur les plateformes sociales reste à ce stade très limitée : il ne faut pas oublier que Google et Facebook s’octroient aujourd’hui 99% des revenus publicitaires digitaux (rapport IAB). Il devient difficile pour les médias qui publient sur les réseaux sociaux de savoir ce que rapporte réellement leurs contenus à ces derniers en termes publicitaires… sachant que les statistiques des plateformes sociales restent très opaques pour tout le monde. Facebook dit, par exemple, toucher plus de jeunes Américains qu’il n’en existe réellement ! D’autre part, pivoter vers la vidéo n’est pas sans engendrer des coûts supplémentaires cachés pour les médias : quand on publie un contenu, il faut s’acquitter de sommes conséquentes pour qu’il soit diffusé largement. Certains médias, comme le Chicago Tribune, voient que les articles et vidéos sont de moins en moins regardés sur Facebook alors même que le nombre de followers du journal augmente. La faute à un algorithme particulier et à l’avalanche d’informations qui déferle sur les réseaux. Enfin, les médias doivent aussi investir dans du matériel adéquat et embaucher des spécialistes de la vidéo pour obtenir des produits de qualité… ce qui n’est pas moins onéreux qu’une solide rédaction de journalistes rédacteurs.
Défendre son ADN de marque media
Pivoter vers la vidéo semble donc être un doux mirage auquel ont cru beaucoup de médias. Mais n’y a-t-il que des perdants dans cette bataille ? Loin de là : les purs players vidéos tirent aujourd’hui leur épingle du jeu. Démarrant à petite échelle, ils constituent progressivement leurs équipes avec des coûts fixes qui n’augmentent ensuite qu’en fonction de la demande et proposent des contenus qualitatifs pour toucher un public cible bien défini. C’est le cas de Brut, cité en début d’article, mais aussi de Konbini, qui ont bien su trouver leurs créneaux. Ce pur player de la vidéo dit « utiliser le levier de la pop-culture, c’est-à-dire traiter des sujets du quotidien pour susciter la discussion », selon les mots d’un de ses responsables. En publiant deux à trois vidéos par jour, Konbini s’est forgé une connaissance approfondie des 18-34 ans et de leurs attentes en termes d’information. Le groupe ne cherche pas la quantité de vues mais un réel engagement chez ses lecteurs.
Dans ce cadre, ces nouveaux médias s’appuient en général sur un business model simple : ils vendent du brand content sous forme de films aux marques et aux agences de communication pour financer, en parallèle, les vidéos plus « sérieuses » et indépendantes. Comme on le sait, avec Tasty, Buzzfeed a ouvert la voie à un nouveau type de médias qui créé lui-même son pôle publicitaire pour contourner la fuite des revenus publicitaires sur les réseaux sociaux. Aux confins de l’info et du loisir, l’infotainment a donc des ailes qui poussent…. ce qui peut, évidemment, susciter la critique : « Buzzfeed et Vice ont fait du mal à la profession de journaliste en faisant planer le doute sur l’impartialité de l’info et des messages véhiculés dans les vidéos. Il est pourtant aisé d’afficher clairement si le film est sponsorisé ou non. C’est notre choix depuis nos débuts et c’est ce qui fait aussi notre notoriété », explique un professionnel des medias.
« Il est aujourd’hui impossible de créer une boîte de médias qui se passerait des réseaux sociaux car toutes les audiences y sont présentes. Néanmoins, il ne faut pas oublier que ces plateformes ont besoin des éditeurs car elles vivent en partie de nos contenus », explique Michael Philippe. C’est bien sur ce constat que doivent s’appuyer les médias sans pour autant renier leur ADN au risque de s’effondrer. La vidéo peut sauver une partie des médias, ceux qui sont jeunes, agiles et dont le business model reste flexible. Pour les autres, le « pivot to video » n’est pas la meilleure idée qui soit.
Pour aller plus loin : https://lc.cx/NQzk